Dheepan

Jacques Audiard, 2014 (France)




Une nuit durant laquelle ils font l’amour et une cérémonie religieuse avec offrandes et prières servent de bascule. Avant elles, la violence est allée en s’estompant et de ce fait a pu laisser croire à une amélioration de la situation pour cette famille de réfugiés sri-lankais. Dans la première moitié du film, elle ne disparaît pourtant jamais. Moins brute, non plus du tout guerrière et sanglante, la violence s’est muée et continue d’irriguer les relations, avec les hôtes d’un territoire (pays, ville ou barre d’immeuble) sur lequel il est difficile d’être accepté voire toléré, et au sein même de la petite famille improvisée, composée à la hâte sous d’autres latitudes et à la faveur de papiers d’identité que les morts ont abandonnés. Dheepan et sa prétendue famille, Yalini et Illayaal, subissent sans courber l’échine, faisant de leur mieux pour sauver les apparences ; car il s’agit bien pour eux de faire semblant et de prétendre (à une identité, à un travail, à une vie en France) alors qu’ils n’ont encore jamais porté le deuil des leurs, massacrés dans la guerre qui les a poussés à fuir. Lui est seul. La femme qui l’accompagne est seule. La fillette qu’ils ont entraîné avec eux est seule. Seuls avant cette séquence qui fait bascule et après laquelle, confrontés aux mêmes dangers, les voilà peut-être près, par solidarité et par affection (à défaut d’un amour dont on n’est jamais sûr qu’il vienne), à recréer un peu de l’unité familiale (les trois personnages sont joués par Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan et Claudine Vinasithamby, trois acteurs non professionnels et très beaux interprètes [1]). Si Audiard nous empêche de croire pleinement à la petite famille recomposée, avant que leurs vies ne soient réellement mises en danger par les scélérats qu’ils côtoient, on sent néanmoins un début d’intégration possible. Car malgré tout, Dheepan et Yalini ont un emploi et s’en débrouillent. La jeune fille, surtout, apprend le français et s’en sort correctement à l’école.

Tous les progrès faits sont cependant ruinés après que l’on a vu une épaule dénudée, après que l’on a assisté aux prières faites en communauté, bien-être culminant pour le guerrier repenti avant une redescente forcée aux enfers. Comme dans les autres films du réalisateur, Sur mes lèvres (2001) ou De battre mon cœur (2005), la violence finit bien par resurgir, les coups de feu par éclater et le sang par être versé, ce à quoi la première scène du film a pu nous préparer. En outre, la figure du père (autre thème dominant chez Audiard) serait cette fois presque négligeable s’il n’était question de l’héritage guerrier dont Dheepan, l’ancien soldat sri-lankais, fait démonstration dans la dernière partie du film. Avant Dheepan lui-même, faux père pour Illayaal, un autre père serait alors ici incarné par le chef de guerre, maître et modèle, qui le fait prestement demander mais qui va le rouer de coup lorsque celui qui autrefois lui obéissait lui fait savoir que la guerre est finie. Toutefois, Audiard nous fait comprendre qu’elle n’est pas finie. Elle est intériorisée par le migrant. Elle a laissé des traces plus ou moins bien enfouies et s’est fixée en germe au milieu de ses tripes ou dans un coin de sa tête. Et Dheepan, plongé dans une situation extrême, est incapable de s’en sortir autrement que par la violence embrassée jadis en tant que guerrier. Il applique ce qu’il sait faire et, pour protéger sa femme, déchaîne cet héritage assassin.

Dès sa projection cannoise et a fortiori en obtenant au festival la Palme d’or, Dheepan a fait polémique. Mais qu’importe de savoir si ce drame migratoire et traumatique [2] est une mascarade cherchant à dissimuler un film de genre. Car s’il faut résumer le film, on trouve bien des trafiquants de banlieue qui font vrombir leurs voitures, qui font les cent pas sur les toits d’immeubles mal entretenus et au milieu desquels un tigre tamoul s’installe, animal docile tant qu’on ne lui marche pas sur la queue. Audiard fait avec tout ça, d’une part avec la dimension sociale (recours à des acteurs qui n’en étaient pas jusque-là, brève étape administrative pour la constitution d’un dossier à l’OFPRA, description du quotidien de migrants irréguliers risquant à tout moment l’expulsion et devenus simples pauvres acceptés par les autorités) et d’autre part avec le western ou le vigilante, dans lesquels les bandes rivales se heurtent à un indépendant à l’indéniable savoir-faire.

Quoi qu’il en soit, la réussite du film tient à deux choses : à la forme et aux personnages. D’abord à la forme qui, comme dans Un prophète (2009), place les protagonistes dans un espace presque irréel et crée le mystère. Plusieurs plans en effet les suspendent dans leur élan et les élèvent : des néons colorés dans la nuit (l’absurdité des bouts de plastique qui clignotent sur leurs têtes est ici entièrement écartée), des ralentis dans les fumées d’un brasier humain (où qu’il soit au Sri Lanka ou en France), un psaume vivaldien pour se faire davantage à l’idée d’une évocation mystique (Nisi dominus), ou bien encore tout le mystère d’un animal, vision métaphorique et presque surnaturelle (image d’un éléphant tranquille mais très capable de charger et de tuer, autant que celle du dieu Ganesh que prie la communauté tamoule). Avec ces éléments, il nous semble pouvoir recomposer des scènes de films marquants comme Only god forgives de Refn ou A touch of sin de Jia Zhang-Ke (tous deux sortis en 2013)… Mais même si elles nous en rappellent d’autres, ces images et ces idées restent propres au film, personnelles et renouvelées. Enfin, le film est réussi parce qu’Audiard filme ses personnages au plus près et nous entraîne dans la complexité de leurs relations : c’est l’indiscrétion tête inclinée de Dheepan, le baiser demandé par Illayaal devant l’école, l’aisance craintive dont Yalini fait preuve avec le criminel du haut des tours (Vincent Rottiers), et dans la petite cuisine, bien malgré lui, Dheepan faisant rire Yalini… On s’attache aux personnages et le réalisateur, qui leur accorde le repos en bout de film [3], nous a peut-être remis en tête les chemins aux milles obstacles traversés ainsi que les mille visages de ces réfugiés prêts à tout recommencer.





[1] Ce que l’on apprend des interprètes dans l’entretien qu’Audiard donne à Positif c’est qu’Antonythasan Jesuthasan a été enfant soldat dans la guerre civile sri-lankaise. Quant à Kalieaswari Srinivasan, elle faisait partie des comédiennes qui ont été auditionnées et qui avaient une expérience dans le théâtre en Inde. Dans Positif, n°655, septembre 2015.

[2] Dheepan sort en salle en pleine actualité sur les migrations clandestines : drames humains à la une des médias tout au long du mois de septembre 2015, insistance sur la nette augmentation en 2014 du nombre de migrants, vivants et cadavres, arrivés en Méditerranée sur les côtes européennes…

[3] Au Royaume-Uni, peut-être est-ce une erreur, car la France, pour les scénaristes, n’est pas tout à fait une République terre d’accueil.

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3 commentaires à propos de “Dheepan”

  1. La figure du père n’est effectivement jamais loin dans les films d’Audiard, et c’est peut-être là la manifestation la plus évidente du syndrome du fils de. Que l’on aime ou pas Dheepan, il faut tout de même reconnaître à Audiard fils, sa curiosité envers des univers et des populations diverses, sa capacité à les intégrer dans ses schémas narratifs personnels. Sans être aussi un impressionnant que « un prophète », Dheepan n’en demeure pas moins de ce point de vue un film audacieux.

  2. Vu La Isla mínima d’Alberto Rodriguez (2014), excellent polar, mais l’on retrouve ces mêmes réflexes d’auteur (je ne sais trop comment qualifier ces motifs communs remarqués ces derniers temps) sur lesquels j’ai maintenant une certaine réserve : un lien tracé avec le ciel (qui offre d’ailleurs des plans magnifiques et de beaux raccords), le mystère animal toujours (des oiseaux, un martin-pêcheur et une quantité de flamands roses en secrète connivence avec un des protagonistes)…

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