Dernier train pour Busan

Yeon Sang-ho, 2016 (Corée du Sud)

Yeon Sang-ho suit la ligne brillamment tracée par Bong Joon-ho avec The host (2006), pendant que ce dernier tente d’ailleurs de la prolonger en dehors de la Corée à bord d’autres engins plus lourds et moins performants (Snowpiercer, 2013). Un peu comme Sam Raimi dans Jusqu’en enfer (2009), quand le regard du réalisateur se portait sur une banquière à qui il faisait subir les pires tourments, Yeon Sang-ho choisit un trader et transforme sa vie en cauchemar. A Séoul, le financier qui n’a de temps à consacrer qu’aux courbes des marchés et à ses actions (Gong Yoo), se voit contraint, pour faire plaisir à sa fille le jour de son anniversaire (Kim Soo-Ahn), de la ramener à sa mère et donc à cette fin de prendre le dernier train pour Busan. Tout autour et de façon très soudaine, des zombies font de nouvelles victimes changées à leur tour en zombies qui courent après le train et finissent par l’investir.

En tout point comparables à ceux mondialisés de World war Z de Marc Forster (2013), rapidité des déplacements et rapidité de la « contagion » (on pourrait aussi parler d’une « accélération des flux »), les zombies coréens seraient assez facilement identifiables à tous ceux que la crise a concerné de près, par opposition aux principaux personnages fuyants, le trader et le PDG d’une compagnie de cars, égoïstes au plus haut degré et n’ayant cure de la crise ou, pire, en profitant. Mais les zombies sont aussi identifiables aux contestataires politiques du régime, ce que rapportent les informations télévisées qui évoquent les émeutes et les violences dues aux opposants et contre lesquelles la police et l’armée ont été lancées. C’est également l’interprétation que l’on donne quand une vieille femme devant la télé regrette que l’État ne réagisse pas avec plus de virulence contre les manifestants. Économique et politique, victimes passives de la crise, ou activistes contestataires contre le régime, en vérité, le mal mériterait d’être mieux défini, car pour l’un ou l’autre de ces groupes, en ce qui concerne la Corée, le propos n’est plus tout à fait le même.

On devine alors que si Yeon Sang-ho a voulu une évocation politique de la situation très particulière de la Corée du Sud, il n’a peut-être pas poussé la réflexion assez loin et déjà l’identification assez peu claire des zombies en marquerait la limite. Toutefois, on retient encore deux arguments sur le sujet. Le premier est celui des médias qui confrontent les informations télévisées faisant passer l’invasion zombies pour des émeutes vite matées à l’activité très efficace des réseaux sociaux, diffusant les informations utiles pour permettre à tous de tenter de survivre. Dans Le dernier train pour Busan, la critique sous-entend donc le contrôle de la télévision par l’État mais signale aussi le développement parallèle sur internet d’une source d’informations nouvelle à l’initiative d’une partie de la population. Le second argument rapportant quelque chose de la politique coréenne est probablement le plus convaincant. C’est au moment de la rencontre entre les deux groupes de survivants à l’avant du train. Le groupe du trader et de sa fille, avec une femme enceinte et son mari, un vagabond ainsi que deux femmes plus âgées, a dû lutter pour accéder à un wagon protégé des zombies mais déjà occupé par un autre groupe de personnes restées « saines ». Or ce second groupe de survivants est naturellement mené par un chef, qui se trouve être le PDG d’une compagnie de cars (Eui-Sung Kim), et qui lui-même est implicitement secondé par un contrôleur du train, figure autoritaire pour les autres passagers mais en fait très soumise au PDG. Dans cette scène, on assiste donc à une confrontation entre humains dans un contexte de lutte pour leur survie. Il s’agit pour le premier groupe d’avoir la possibilité de demeurer dans ce wagon-refuge au risque de briser l’équilibre du second reposant sur le pouvoir d’un seul et sur la soumission des autres. Pour les autres occupants, ceux qui occupaient déjà le wagon-refuge, il s’agit de chasser les indésirables et de conserver un espace vital sans penser pouvoir le partager. Ma description de la situation est longue mais la scène est relativement courte et dans ce bref moment Yeon Sang-ho nous montre bien cette soumission aveugle de quelques individus à un petit chef, un groupe qui traite des semblables d’indésirables sans même se demander pourquoi. Malgré son affolement et son manque de charisme, le PDG impose sa volonté et profitant de l’instinct grégaire auquel la société civile semble habituée mène les autres sans difficulté. Dans un pareil moment, on ne peut ne pas penser à un commentaire du réalisateur à l’égard de la docilité d’une population muselée. En outre, justement, durant la présidence de Park Geun-hye, l’actualité depuis 2014 a mis en évidence des restrictions supplémentaires des libertés maintenant la Corée du Sud dans un régime de « démocratie imparfaite ».

Sans plus se préoccuper du propos, et plutôt que la musique qui gêne parfois l’action et empêche toute émotion (notamment lors du dernier échange entre le père et la fille), on retiendra encore deux images fortes. D’abord un train renversé et prêt à écraser la petite, la femme enceinte et le vagabond alors que les zombies plaqués contre les vitres au-dessus d’eux effraient comme des carnassiers tapant contre la vitre d’un aquarium. Puis, cette grappe de zombies traînée à l’arrière d’un train qui accélère et ces créatures se montant les unes sur les autres pour atteindre la chair vivante convoitée. Par ces plans, Yeon Sang-ho impressionne comme pouvait le faire Steven Spielberg dans La guerre des mondes (2004) ; on ne s’étonnera alors pas de voir aussi des cadavres charriés par un cours d’eau ni même un train en feu traversé l’écran.

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5 commentaires à propos de “Dernier train pour Busan”

  1. Belle analyse mais j’ai une question d’historien. Busan est un sacré symbole pour le peuple sud-coréen. En effet, en septembre 1950, c’est à cet endroit que l’avance des troupes nord-Coréennes a été stoppée par les troupes gouvernementales du Sud, aidés par les Américains, en attendant l’envoi massif de troupes onusiennes un peu plus tard. Dans le film, on se rend compte que c’est encore à Busan que l’invasion des zombies semble arrêter. Faut-il y voir un parallèle entre les deux faits ?

  2. Avec l’invasion possible de la « démocratie imparfaite » de Séoul par la dictature de Pyongyang, autrement dit l’annexion du Sud à la Corée du Nord, tu ajoutes une interprétation intéressante. Dire de la Corée du Sud qu’elle est une démocratie imparfaite indiquerait alors peut-être que l’invasion a déjà commencé (une réserve néanmoins à cause des réactions que les zombies suscitent dans le film et de leur présentation par les médias : il s’agit au début de soit-disant manifestations violentes, donc les zombies sont issus d’une partie de la population même -créés je crois par une des firmes appartenant à la société du trader-, pas d’une population ayant franchi une frontière pour s’imposer).

    Et Busan a une autre portée symbolique quoique toujours attachée à l’idée de résistance que tu sous-entends, voire ici d’un bastion de la résistance. Je copie ces quelques lignes qui avaient déjà attiré mon attention :

    Sous-texte proprement coréen, le film fait de Busan une terre échappant à la terreur, la grande cité portuaire du Sud de la péninsule étant aussi la capitale d’un cinéma coréen en conflit ouvert avec les autorités, pour cause de censure abusive. Dernier Train pour Busan comporte d’ailleurs une allusion directe à la tragédie qui a déclenché le conflit, le naufrage du ferry Sewol ayant entraîné la mort de centaines de lycéens. Les autorités et les médias avaient continué d’affirmer que tout allait bien quand le navire sombrait, exactement comme un porte-parole du gouvernement assure à la télévision que tout va bien alors que le pays est noyé dans le sang et le chaos.

    C’est la projection d’un documentaire sur le drame du Sewol qui a suscité l’ire de la mairie de Busan, et menacé le plus grand festival d’Asie –la résistance opiniâtre de l’ensemble des professionnels ayant finalement fait plier les autorités et établi une garantie d’indépendance nouvelle pour la manifestation.

    Jean-Michel Frodon, Slate, août 2016.

  3. En effet, tu soulignes certains éléments de contexte présents dans le film, éléments que j’avais remarqué mais que mon esprit faillible a ensuite rangé dieu ne sait où. Du coup, je porte un regard moins sévère sur la qualité de son script. Bravo ! 🙂

  4. J’ai enfin fait le voyage, intense et mouvementé même s’il n’est pas révolutionnaire dans le genre. Ton analyse fait éclore les germes de la sédition que le réalisateur sème tout du long de son script. S’il reste allusif, c’est pour mieux dissimuler sa marchandise de contrebande, préférant la recouvrir d’une crème de bons sentiments tartinée par des personnages aux profils bien rangés. Car c’est bien cette majorité silencieuse qu’il cherche à secouer dans son film, celle qui prend le train tous les jours pour aller bosser. La séquence de « regroupement » que tu décris avec force détails dans l’article, si elle est symptomatique du genre (et ce depuis la première nuit chez Romero), elle ne revêt pas moins un sens fort dans le contexte de la Corée actuelle. C’est juste après que les évènements déraillent dans un finish plutôt réussi à mes yeux.

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