Darkman

Sam Raimi, 1990 (États-Unis)

En 1990, Sam Raimi passe de la case Evil dead (en 1981 et 87) à celle de Darkman, échappe un peu à l’horreur à dos de super-héros et ce faisant réussit à transposer sa maestria sur un tout autre genre. Non seulement ce projet est plus ambitieux (en terme de budget, d’attente), mais il parvient également à toucher un plus large public. Pour créer Darkman, Sam Raimi ne quitte pourtant pas tout à fait le milieu de l’horreur. Son personnage est défiguré et intérieurement torturé. Sa silhouette est celle d’un paria ou d’un tueur fou. En apparence, son héros tient davantage du monstre que d’un Superman. Mieux que dans un comic book, Raimi rapièce son personnage à partir de petits bouts empruntés çà et là au cinéma. Darkman est un Elephant Man (Lynch, 1980), un Fantôme de l’opéra (pourquoi pas dans la version de Fisher en 1962) voire, pour remonter plus loin encore, un Frankenstein (façon Whale, 1931). C’est la Universal qui produit son film : quoi de plus normal alors que de vouloir prolonger la galerie de monstres ?

Ainsi donc, le généticien Peyton Westlake (Liam Neeson) est à la fois le docteur et la créature. Ce qu’était aussi le Docteur Jekyll (Mamoulian, 1931). Ou Frankenstein et son monstre… Un reflet monstrueux dans un miroir ou plus loin dans une flaque d’eau… On reconnaît ce visage. Puis, une mutation en entraînant une autre, derrière ce nouveau Bruce Banner surgit le Hulk. Il est d’ailleurs amusant de voir que Raimi a inspiré Ang Lee pour son propre Hulk (2000) ; par exemple lors des tentatives de fabrication de tissus humains de synthèse (pour introduire le personnage de Liam Neeson ou un peu plus loin avec Darkman). C’est aussi le cas visuellement, par les superpositions d’images, dans une scène semblable en laboratoire, la valorisation d’objets devenus icônes, leur glissement sur l’écran, c’est exactement ce que reprendra Ang Lee dans son film. Et comme la musique très reconnaissable de l’excellent Danny Elfman sert l’action dans les deux films, le rapprochement n’en est que plus évident. Bien sûr la filiation entre le monstre de Frankenstein, Hulk et Darkman est démontrée au premier chatouillement, dès la première mise à l’épreuve émotionnelle de la créature et la démonstration faite de son instabilité (gare au forain qui lui refuse l’éléphant rose). Mais encore une fois, ce sont des effets visuels qui nous préparent à la furie de Westlake et dont s’inspire probablement Lee pour Hulk. Plusieurs séries de fondus enchaînés sont particulièrement graphiques : éclairs, boules de feu, un trou dans un crâne devenu siphon, jeux sur les ombres ou sur les masques ou encore la superbe transition qui amène Julie Hastings (Frances McDormand) du lieu de la catastrophe, à laquelle elle assiste impuissante, au cimetière, où elle pleure celui qu’elle croit mort… Tout ce que l’on voit là ramène d’une certaine manière aux planches des BD comics et témoigne du goût de Raimi pour celles-ci.

Darkman est un film très riche et on se passionne assez vite pour tout ce qu’il est possible d’en dire. Les liens à tisser avec d’autres films sont nombreux. Sorti à peine un an après le Batman de Burton (1989), Darkman en porte certains stigmates. On pourrait comparer les deux anti-héros l’un et l’autre brusquement poussés dans l’ombre par le destin. Mais c’est avec le Joker qu’on trouvera davantage de traits communs : la cuve d’acide, les rires sadiques, le jeu avec le briquet et l’oiseau balancier pour déclencher une explosion. De façon plus générale, on dira que, dans Batman aussi bien que dans Darkman, les méchants s’amusent.

Les décors sont également l’occasion de lier plusieurs films au premier super-héros de Raimi. Ainsi, les usines désaffectées trouvent souvent des visiteurs dans le cinéma de genre des années 1980-1990. Darkman y élit domicile et la friche industrielle devient le lieu privilégié pour invoquer les fantômes d’une ère révolue. Face aux marginaux et à leurs friches, les magnats de la finance rêvent à leur parcs immobiliers. Comme dans Robocop (Verhoeven, 1987), les immeubles de verre qui constituent ces folles cités pensées pour le futur ; rêve en tout point conforme avec la réalité des CBD vingt ans plus tard). Même Louis Strack Jr. (de Strack -et non pas Stark- industries ; joué par Colin Friels) est un équivalent de Bob Morton dans Robocop : ce sont des entrepreneurs sans scrupule et absolument prêts à frayer avec de grands criminels. Et dans les deux films, au-dessus du jeune carnassier, on trouve encore le profil du grand patron mafieux (Robert G. Durant joué par Larry Drake). Enfin, pour terminer avec ces paysages urbains, la scène finale de Darkman sur l’ossature d’un immeuble en chantier n’est pas sans rappeler une scène équivalente dans Spider-man 3 que réalisera Sam Raimi en 2007.

Darkman représente certainement un tournant pour le cinéaste indépendant. Et l’expérience avec les studios ne devait pas être mauvaise puisque Raimi conseille aux frères Coen, avec lesquels il est très ami, de préférer les grands studios pour leur prochain film. Pour réaliser Le grand saut (1994), les Coen acceptent d’ailleurs la proposition de la Fox et obtiennent un budget trois fois supérieur à Barton Fink, leur précédent film (1991). Alors que Raimi poursuit ensuite avec L’armée des ténèbres (coproduit par Universal) puis Mort ou vif (signé chez Tristar), les Coen, eux, déçus de leur collaboration avec la Fox, pour Fargo puis Lebowski, poursuivent avec des modes de financements plus indépendants et de plus petits studios (Polygram, Gramercy)*.

Non conforme, original et inventif, avec ses acteurs sympathiques quand ils ne sont pas excentriques, le film est toujours très plaisant à voir. En outre, psychotique et sombre comme la fin du siècle, Darkman est mieux que Batman de Burton le parfait super-anti-héros de son époque.

* Julie ASSOULY, « Les frères Coen, cinéastes indépendants : l’importance d’une indépendance scénaristique » dans Revue française d’études américaines, 2013-2, n° 136. (consulté en ligne en septembre 2018).

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4 commentaires à propos de “Darkman”

  1. Fan de Comic Book, Sam Raimi crée un personnage de super héros s’inscrivant dans son univers. Darkman reste un excellent film, malheureusement encore trop méconnu à mon goût.

  2. Je suis tombé ce matin même sur un article concernant Darkman paru dans les Cahiers (n°437). En fait, Raimi a bataillé pour ce film. A partir du moment où Universal accepte son projet, il a fallu que Chuck Pfarrer en charge du scénario revoit son travail une douzaine de fois. Les producteurs misant sur l’action, Raimi sur son personnage, deux ans ont été nécessaires avant qu’il y ait un accord de trouver. A relire la fin de l’article ci-dessus, il faut croire que, du point de vue du réalisateur, ça en valait la peine.

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