Cléopâtre

Joseph L. Mankiewicz, 1963 (États-Unis)

ÉROTIQUE DÉESSE

Plus de soixante tenues pour la reine d’Égypte, sans compter ce qu’elle porte dans son fameux bain au lait d’ânesse, mais ne finalement retenir que ses décolletés plongeants sur lesquels les angles de vue ont manifestement été étudiés avec science… et surtout ce qu’elle porte dans son fameux bain au lait d’ânesse. J’imagine que les studios de la Twentieth Century Fox ont pu disposer d’Elizabeth Taylor, payée un million de dollars pour l’occasion (1), comme César (Rex Harrison) entend disposer de Cléopâtre, ce qu’il lui dit très directement, c’est-à-dire selon sa volonté et quand bon lui semble. Quoique l’actrice, qui avait déjà tourné avec Joseph Mankiewicz dans Soudain l’été dernier (1959), était aussi connue pour avoir un caractère bien trempé. De plus, ses problèmes de santé récurrents durant le tournage, ainsi que la relation que « Lizpatra » entretenait à ce moment-là avec Richard Burton (qui, lui, joue Marc Antoine), furent certainement aussi pour la production des contraintes avec lesquelles composer. Toujours est-il que César, Antoine et Cléopâtre discutent stratégie et avenir de l’empire et que notre attention se perd dans les abysses d’une gorge trop offerte. Liz Taylor cherche à convaincre César et se penche sur son bureau sans craindre de le provoquer, mais il est impossible de l’écouter tant nos pensées se brouillent sur les contours de ses formes qui se moquent de la censure.

Mais luttons contre cela et regardons le film. Au son des trompettes accompagnant princes et princesses, où qu’ils soient dans les palais de Rome et d’Alexandrie, les tableaux somptueux s’enchaînent comme on tournerait un livre d’images. On pense aux restitutions sur toiles géantes des peintres d’histoire du XIXe siècle. Dans ces décors, Mankiewicz et Rouben Mamoulian, qui l’a précédé mais s’y est cassé les dents, mettent en scène un ping-pong politico-antique interminable (plus de 4 heures dans sa version restaurée en 2013). Les conversations s’éternisent autour d’intrigues bien connues où les sentiments se mêlent douloureusement aux décisions des puissants. Eux commandent aux foules et aux légions mais tous trouvent un maître en l’amour.

Dans ce péplum, l’action est rare et, quand elle parvient à se frayer une place au milieu des discours, elle paraît bien pataude : la bataille de Pharsale qui introduit le film a déjà eu lieu, l’échec du siège d’Alexandrie et l’incendie qui suit sont observés au loin depuis la fenêtre d’un palais, la bataille d’Actium, quant à elle, est laborieuse et n’évoque ni « le déploiement des forces de Mars » avec lequel Virgile dans l’Énéide bouscule notre imagination, ni la densité de la bataille telle qu’elle est peinte par Lorenzo Castro au XVIIe. La bataille d’Actium de toute façon est « très controversée : rude engagement pour les uns, pas de vrai combat pour les autres… ». On sait simplement que Cléopâtre est effectivement rentrée à Alexandrie et qu’Antoine l’aurait suivi ; ce qui, malgré les poètes romains qui l’ont célébrée, ne rend pas la bataille navale plus grandiose. Finalement, dans le film, la présentation de Cléopâtre et de son fils au peuple de Rome lors du défilé chorégraphié par Hermes Pan vaut mieux que n’importe lequel des mouvements armés.

C’est donc un peu comme si on contemplait le récit sur le relief sculpté d’un marbre de Carrare : c’est impressionnant au début, mais force est de constater que tout cela est très figé. On en revient par conséquent à la « luxurieuse » Cléopâtre, comme la dépeignait Dante dans son Enfer :

« Maîtresse sauvage et magnifique, qui ne se laisse influencer par personne, belle au-delà de tous les rêves pornographiques, arrogante et têtue autant que généreuse et aimante, elle est un catalogue qu’on n’a jamais fini de feuilleter, elle est l’almanach du pauvre Richard et je l’aimerai jusqu’à ma mort ». Ce n’est pas de Dante, c’est ce que rapportait Richard Burton lui-même à propos de Liz Taylor (3) et Burton savait de quoi il parlait puisqu’il l’a deux fois épousée.

(1) Christian-Georges Schwentzel, professeur d’histoire ancienne à l’Université de Lorraine, « Pourquoi Elizabeth Taylor est-elle si convaincante en Cléopâtre ? », publié en ligne dans The Conversation, déc. 2021.
(2) M. Le Glay, J.-L. Voisin, Y. Le Bohec, Histoire romaine, PUF, 1996, p. 150-151.
(3) Hélène Merrick, Elizabeth Taylor, éd. J’ai Lu, Coll. « les Grands Acteurs », 1989, p. 133.

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2 commentaires à propos de “Cléopâtre”

  1. Revu sur Arte et je dois dire, que la « belle » crève l’écran !
    Pour les puristes, cette Cléopâtre a été complètement idéalisée, la « vraie » n’était pas belle cependant, elle possédait un charisme qui faisait effectivement chavirer les coeurs. Côté intrigue, oui le film est très lisse…
    Dommage, il y avait tant à montrer, par exemple avec la pauvre Arsinoé (ramenée comme butin à Rome par César, laissée aux romains de la ville d’Ephèse, pour finalement être mise à mort par marc Antoine) sans parler des complots innombrables de la « tueuse d’Egypte » pour sa survie de pharaonne !

  2. Ah, quelle chaleur ! tu me donnes envie de le revoir. Il est vraie que la pharaonne en impose dans ses belles tenues affriolantes. Il faut dire que Lizbeth devait en faire voir de toutes les couleurs pour faire oublier la déjà bien chaude prestation de notre Claudette Colbert (une autre reine-soleil) dans une précédente et délicieuse version signée de l’amoureux des salles de bain, Cecil B. DeMille. Voilà qui ferait l’objet d’un autre bel article d’ailleurs.

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