Au revoir les enfants

Louis Malle, 1987 (France)

AU REVOIR LES ENFANTS

REGARD PERDU

Avec Lacombe Lucien, qui vint trois ans après Le chagrin et la pitié d’Ophüls (1971), Louis Malle contribua à ce lent mouvement de démystification d’une France toute entière résistante sous l’Occupation. Bien qu’il ait été réalisé en 1987, Au revoir les enfants date de cette époque. C’est en effet avec l’écriture puis la réalisation de Lacombe Lucien que Malle eut pour la première fois la certitude de raconter un jour sa propre histoire. Cependant la maturation fut longue et ce n’est qu’à son retour en France après une période américaine (1975-1985) qu’il se décida à écrire un récit basé sur son traumatisme d’adolescent, à réinventer son passé, à l’adapter sans toutefois jamais trahir les fantômes qui ne l’avaient jusqu’alors jamais vraiment quitté [1].

On l’a dite « classique » [2], mais la mise en scène de Au revoir les enfants, très soignée, repose en vérité sur quelques éléments discrets mais bien spécifiques. Ainsi, le travail sur les regards de la caméra et à l’intérieur des plans des enfants eux-mêmes, de « Julien qui voit tout mais ne sait rien » [3], a fait l’objet d’une attention toute particulière. Le regard de Julien (Gaspard Manesse) séduit par le professeur de piano, Mademoiselle Davenne. Puis derrière un carreau, jaloux quand Jean (Raphael Fejtö) est en compagnie de cette dernière. Le regard par dessus l’épaule, intrigué face à la milice dans la scène du restaurant. Ou encore le regard de trois quarts arrière, répété et adressé à son camarade juif ; un regard arrière qui dans sa dernière occurrence est fatal à Jean puisque, alors que les enfants ont été interrompus en pleine salle de classe par les agents de la Gestapo, il est celui qui le condamne et ancre définitivement Jean dans le passé de Julien et de Louis Malle (selon sa propre représentation toutefois [4]).

Tout en dressant un tableau rapide du contexte au début de l’année 1944 pour des bourgeois de l’arrière (difficulté d’approvisionnement, opportunisme politique et impopularité croissante de Vichy, présence militaire allemande…), la scène du restaurant concentre un peu de la complexité de l’état d’esprit des Français sous l’Occupation : un antisémitisme bête et réglementé (la milice), l’amalgame propagandiste entre les juifs et les soviétiques (l’injonction d’une lâche sécurisée par le bleu foncé et le béret des uns ou l’uniforme vert et les insignes de grade des autres), de molles réactions contre la milice traitée de « collabos », mais surtout, pour la plupart des clients du restaurant suppose-t-on, le désagrément de voir son repas perturbé par tous ces haussements de ton (le fait d’une « majorité passive et attentiste »). Dans cette scène, par les regards croisés, tout est dit : résolution du vieux juif importuné et toutefois amusé par certaines réactions, vague compréhension de Julien et crainte soudaine de Jean.



Outre le restaurant (qui montre une France divisée), la scène qui lui succède (et montre à l’inverse une belle communion) joue tout autant avec le regard. Elle le valorise d’autant plus que la parole laisse place à l’image, à la musique et aux émotions d’une représentation cinéma. Au collège, les Carmes projettent donc aux enfants L’émigrant de Chaplin (1917) [5]. Malle en profite pour multiplier les histoires dans cette seule scène : le regard émerveillé des enfants et leur rire devant les maladresses de Chaplin, le regard ému devant la beauté de l’actrice Edna Purviance, le regard rêveur de l’écolier juif quand paraît sur l’écran la statue de la liberté (ironie de la situation et cruauté du contexte)… De même, Malle cadre le père Jean et Joseph côte à côte (Philippe Morier-Genoud et François Négret) : ils rient ensemble et échangent même un regard complice. Le père Jean qui est un résistant et qui sera pourtant bien la victime du petit cuisinier qui le dénonce et collabore pour une mesquine vengeance et quelques cigarettes.



La question autour du regard permet de rendre compte de manière plus générale des questions relatives au point de vue, au souvenir et à la représentation. La répétition des lieux (dortoirs, cuisine, infirmerie…), des phrases (celle du père Jean qui donne son titre au film), de la capture des enfants (après un jeu de piste dans la forêt tout d’abord, aventure terrifiante et merveilleuse, puis par la Gestapo dans la dernière séquence) sont d’autres éléments qui autour du thème du double rappellent cette question de la représentation, celle de l’histoire proprement dite et vécue, celle de la mémoire à la fois brouillée par le temps et les ressentis. A travers ce film personnel et subtil, Louis Malle a surtout rendu compte de son sentiment de culpabilité et du vide créé.

[1] Entretien avec Louis Malle par Serge Toubiana, « Souvenirs d’en France », dans les Cahiers du cinéma, n° 400, oct. 1987, p. 21-24.
[2] Serge Toubiana, « Regards d’enfants », dans les Cahiers du cinéma, n° 400, oct. 1987, p. 19-20.
[3] L’article de Toubiana conclue justement sur un « itinéraire du regard ». L’expression lui permet de mettre en parallèle l’évolution du regard de Julien se chargeant petit à petit d’histoire et celle du cinéma de Malle devenu avec le temps aussi sensible qu’intelligent.
[4] Louis Malle s’explique : « J’ai le sentiment que si cet incident très dramatique ne s’était pas produit dans mon enfance, peut-être ne serais-je pas devenu cinéaste. Ça a été pour moi un tournant dans ma vie, j’ai été obligé de regarder avec une grande méfiance le monde que l’on me proposait. J’ai alors voulu vérifier d’une façon personnelle ce monde dans lequel j’entrais et la seule façon était de me donner un outil de réflexion : le cinéma… Je reste persuadé que ce matin de Janvier 1944 a été pour moi un déclic.. » Mais ailleurs, il reconnaît aussi que tout cela « n’est certainement pas vrai […] Je ne sais pas comment expliquer cela, mais j’ai toujours été persuadé que c’était ce qui s’était passé, durant des années et des années. Et j’étais sûr de mon fait. Ce n’est qu’après avoir écrit la premier version [du scénario] que je suis allé parler à quelques témoins qui m’ont dit que ce n’était absolument pas vrai ».
[5] Alors que les films de Chaplin avaient été interdits par les nazis (à cause bien sûr du Dictateur, 1940).

Voir également le dossier pédagogique de Jacques Petat, Joël Magny et Francis Delattre pour Collège au cinéma (dossier n° 129, édité par le CNC en 2003), s’appuyant entre autres sur la biographie de Philip French, Conversations avec Louis Malle, Denoël, 1993.

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3 commentaires à propos de “Au revoir les enfants”

  1. Je dois bien avouer que ce regard oblique sur « au revoir les enfants » m’a régalé et m’incite à me replonger dans ce film que j’ai vu il y a bien trop longtemps. Outre la question du point de vue qui est ici soulevée, le film confirme l’obsession de Louis Malle pour le principe de responsabilité individuelle. En touchant de nouveau, après Lacombe Lucien (et pourquoi pas Le feu-follet qui adaptait l’oeuvre d’un écrivain à tendance collabo) à un contexte rendant les choix particulièrement cornelliens, il ajoute une page supplémentaire à ce questionnement intérieur qui ne semble jamais devoir trouver de réponse : où se situe la juste place ? Comment ne pas commettre d’erreur ? Un choix dont les conséquences ne sont pourtant pas anodines puisqu’elles impliquent des questions de vie et de mort, autre spectre qui hante le cinéma de Malle depuis ses tout débuts, depuis Ascenseur pour l’échafaud.

  2. Bonjour, c’est un film qui m’avait bouleversée quand il est sorti. Le regard de Julien qui trahit Jean bien malgré lui et tout ce qui s’ensuivra est un moment marquant. Bonne soirée.

  3. Au début du Parrain 2ème partie (Coppola, 1974), on trouve le regard d’un autre enfant sur la statue de la Liberté. Ce n’est pas un Juif durant la Seconde guerre. C’est un Italien avant la Première.

    Dans la scène, quand il arrive en bateau, il ne regarde pas vraiment le monument comme les autres émigrés, avec espoir. Vito Corleone reste plutôt impassible, disons distant. Après le passage à Ellis Island, depuis une petite pièce qui ressemble à une cellule, son regard ne paraît guère avoir changé. Il reste plutôt vide. Et la Liberté, comme si elle ne lui sera jamais accordée malgré son installation sur le territoire, est complètement floue.

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